Sous la chaleur de cet été, j’avais envie d’aller à la piscine. Alors j’ai joué à Pools.
Pools est un walking-sim où l’on erre dans des piscines infinies. Des salles blanches vides, surréalistes, éthérées, silencieuses, froides et même assez humides. Sur Steam le jeu possède le tag “horreur”. Comment un jeu de piscine peut-il bien susciter la peur ?
Car il s’agit ici d’un pur walking-sim. Pas de monstre, pas de danger, de mort, aucun obstacle. La seule difficulté peut résider dans l’agencement labyrinthique de certains niveaux. Difficile d’y voir une source de stress. Mais ce n’est pas ce que vise Pools. Il ne cherche pas à angoisser entre deux jump-scare1. C’est un jeu silencieux, de promenade. Qui cherche à évoquer la peur par une ambiance et la liminalité de ses décors (on y reviendra).
Mais d’abord on peut légitimement se demander si Pools cherche vraiment à effrayer ! Dans sa description le jeu promet aussi d’être “relaxant”, “hypnotisant”, voulant “donner l’impression d’être vraiment là”. Si l’étrangeté des décors peut paraître inquiétante, elle les rend aussi volontairement absurdes. Des escaliers qui ne mènent à rien, des échelles au plafond, des bassins inaccessibles… On croise même quelques gags occasionnels, comme des canards gonflables ou des toilettes. Pools a un sens de l’humour perceptible. C’est avec une certaine ironie qu’il le mélange à une facette plus “creepy”. Des d’espaces sombres ou claustrophobes, des inscriptions inquiétantes au murs, des bruits lointains, des mains furtives… Il y a bien des éléments horrifiques. On est sur du train fantôme qui ne se prend pas au sérieux, mais tente quand même de nous maintenir en alerte.
Pools n’a pas non plus d’histoire. Tout au plus un avatar2, quelques événements pour servir une mise en scène, et des pastiches de lore qui en vérité ne prétendent pas qu’il y ait quoi que ce soit de caché. Le jeu est transparent dans son absence d’intrigue. Il s’agit surtout d’une visite guidée. La comparaison n’est pas de moi, le jeu la donne lui-même dans sa description : « Une galerie d’art où l’on se promène et ressent l’atmosphère ». Pools se vit comme une expo, un musée sur l’architecture des piscines aux XXème et XXIème siècles. Exhibant les possibilités de bassin, des agencements de salles avant-gardistes, les toutes dernières innovations dans les expériences aquatiques récréatives… Il y a même des statues3 ! Pools s’apparente énormément à d’autres jeux musées, où notre rôle en tant que joueur devient de parcourir des œuvres d’art. Pour les contempler, ou bien les critiquer.
Car s’il s’agit d’art, alors quelle est la vision de l’artiste ? Quelles sont les intentions derrières ces pièces ? Symbolisent-elles des idées ? Transmettent-elles un message ? Je sais que je suis le dernier à vouloir mettre du sens derrière les créations. Je ne réclamerai jamais à aucun walking-sim de devoir transmettre un sens précis, particulièrement quand il s’agit d’espaces liminaux. Mais en visitant une expo, et en m’arrêtant pour contempler chaque salle, je finis forcément par me demander ce qu’elles m’évoquent, ou pire, ce qu’elles veulent m’évoquer. Dans Pools, le fil rouge principal que j’ai fini par repérer, c’est : ça rend bien. Ça fait cool. Ça fait glauque. Ça fait ineffable. Ça fait liminal.
L’angoisse de Pools, c’est avant tout celle des espaces liminaux. Des lieux qui ne servent que de transition, auxquels on ne prête pas attention, mais qui une fois vidés provoquent un malaise inexplicable. Celui ressenti à l’enfance en arpentant les halls de son école pendant les vacances, bizarrement silencieux, trop grands, aux salles uniformes répétées sans que cela n’ait plus de sens. Ou bien, toujours enfant, la façon dont les couloirs de notre propre maison pouvaient nous terrifier lorsqu’on se réveillait seul en pleine nuit. L’esthétique liminale explore des lieux silencieusement hostiles, qui échappent à la raison, construits sans buts, dans lequel notre présence est ressentie comme une anomalie. Je suis absolument client de ce style d’atmosphère, et le jeu Pools retranscrit admirablement bien le surréalisme de ces lieux entre les lieux.
Seulement l’angoisse de la banalité du quotidien a une certaine limite. Les espaces liminaux sont ennuyeux par design. Leur force réside dans la platitude qu’ils dégagent, leur rigidité, leur impersonnalité, leur terrible absence de surprise. Dans Pools, la première piscine que l’on explore glace ainsi par sa familiarité. Puis derrière elle vient une autre piscine. Suivie par encore une autre piscine. Et une autre. C’est un couloir infini de piscines ! Un concept terrifiant en lui-même. Mais qui sur un jeu de plusieurs heures nous demande à traverser beaucoup de piscines. Pour tenir sur la durée, le jeu a besoin d’une autre carte. Et cette carte, c’est le fantastique. Plus on progresse dans les niveaux, plus ceux-ci deviennent vertigineux et chaotiques. Des proportions gigantesques, des répétitions à l’infini, une architecture qui fait fi de la gravité, des dimensions impossibles et des vues sur le néant… Le liminal se transforme en horreur cosmique.
Mais il perd alors sa plus grande force, celle du banal sublimé. La terreur liminale fonctionne quand elle joue sur la corde fine du surréaliste. Quand elle laisse planer l’ambiguïté de la raison d’exister des lieux. Ce hall vide est-il vraiment conçu pour les humains ? Y a t-il quelque chose de maléfique cachée dans ces rangées de chaises ? Le fantastique de Pools fait vite disparaître la question : oui, c’est surnaturel. Ces lieux ne peuvent pas exister, et ils n’ont officiellement aucun but. L’ineffable devient moins mystérieux quand son seul but est de, ben, paraître ineffable. Il n’y a pas de raison ni d’intention dans ces salles, alors pourquoi la chercher ? C’est uniquement une expo de piscines. Un parc à thème des Backrooms.
Vous l’aurez sans doute déjà deviné, Pools est un jeu des Backrooms, l’univers fictionnel communautaire issu de la culture web. Les Backrooms étant elles-mêmes inspirées du jeu-vidéo4, c’est tout naturel qu’elles finissent par être adaptées en jeu. Le wiki communautaire des Backrooms liste lui-même des « levels » numérotés, et les décrit comme le ferait une soluce. Comme s’il nous prépare à les explorer par nous même. C’est une invitation pour les joueurs, et un terreau fertile pour les créateurs. Pools rempli parfaitement son rôle : nous immerger dans l’étage des Poolrooms, apprécier leur ambiance, leur beauté, et se perdre dans les méandre de salles infinies.
Cependant, est-on vraiment perdu dans Pools ? Non content d’être des espaces déjà familiers par leur liminalité, les piscines de Pools sont aussi un terrain connu pour peu que l’on connaisse les Backrooms. Sans jamais y avoir été, je reconnais ces décors. Ce sont les Backrooms. Comme sur internet, comme sur Youtube ! Pools retranscrit si bien cet univers qu’il n’existe plus que relativement à lui. C’est un musée construit sur des références. On y reconnait les salles des Backrooms, les éléments iconiques, le jeu se permet même des clins d’œils directs. Cette pluie de références, il ne s’en cache pas. La page officielle du jeu liste des inspirations que l’on ressent tout du long : les Backrooms de Kane Pixel, Anemoiapolis, la série des Poolrooms de Matt Studios5… Cela ne veut pas dire que Pools manque d’identité ou de surprise. Il est très souvent créatif, et manie brillamment sa mise en scène pour créer un spectacle unique. Mais par contrat, il revient aussi souvent à l’univers connecté des Backrooms. Et si les Backrooms forment un univers fascinant, celui-ci ne suscite plus autant d’interrogations ou de mystère maintenant qu’on le connait bien.
La référence racine de Pools, et celle Poolrooms, est la collection Dream Pools de l’artiste Jared Pike. Comme beaucoup d’autres, ces images m’émerveillent. Je ne sais plus quand je les ai vu pour la première fois6, mais elles m’ont profondément marqué, et ont été une des portes d’entrée qui m’ont poussé à m’intéresser aux backrooms. Ces fausses photographies de piscines ont quelque chose de paisible et onirique, mais en même temps si réel ! Comme des espaces figés qui transcendent la réalité, la traversant en un point pour ensuite s’étendre en dehors. Ils m’évoquent avec nostalgie certains espaces de piscines que j’ai connu enfant. Les couloirs entre les casiers et les bassins, avec les espaces de douche et les petits bacs de passage pour les pieds, des transitions qui tenaient presque du rituel. Le toboggan plongeant le noir, au bout duquel on déboule dans un étroit bassin parfaitement cubique, aux murs élevés, conçu exclusivement pour qu’on en sorte sans jamais y rester plus de dix secondes. Dans l’une de ces piscines, il y avait même un couloir aquatique bas de plafond et sans fenêtres, qui partait d’une piscine à l’intérieur pour pouvoir rejoindre à la nage un bassin extérieur. C’était comme emprunter un passage secret ! Dream Pools m’apparaît comme si quelqu’un s’était perdu au détour de ce couloir. Qu’il y avait dans cette piscine des salles que je n’avais pas encore exploré, des secrets cachés derrière un angle mort d’un tunnel. Où les bassins accueillants se mêlent à des zones de pénombre dans lesquelles il ne vaut mieux pas s’attarder. Dream Pools, si bien nommé, ressemble aux piscines que je visite parfois en rêve.
C’est peut-être la meilleure interprétation que l’on pourrait faire du jeu Pools. Le considérer comme un rêve, qui n’a pas vraiment de contexte ou de fil narratif conducteur, mais dans lequel on se sent présent. Un rêve qui ne cherche à dégager ni intention ni symbolique, car il sert avant tout à faire ressentir. Se sentir perdu dans des piscines pourtant familières, entendre l’écho du clapotis dans des grandes salles vides, une sérénité où plane une tension invisible… Je ressens bien ces choses en contemplant Dream Pools. Mais je ne les ai pas vécu aussi puissamment en jouant à Pools. Peut-être parce qu’il a concrétisé ce qui jusque-là n’existait que dans mon imaginaire ? Ce sont des modèles figés, logiques, consistants. Je les explore sans vraiment me perdre, j’avance vers une fin de niveau dont j’ai la certitude. C’est comme si le rêve était devenu lucide. Comment Pools pourrait-il m’enlever cette lucidité ? Me faire oublier que je joue à un jeu-vidéo, oublier les Backrooms ? Pour pouvoir me laisser emporter par les sensations du lieu.
Si j’ai voulu jouer à Pools, c’est aussi parce qu’il propose un mode en VR. Une occasion de contempler les Dream Pools de l’intérieur, comme si j’y étais ! Le room-scale de Pools VR n’est pas parfait7, mais il reste malgré tout immersif. Je me suis senti minuscule dans des piscines hors de proportions, où règne un silence froid empli de solitude. Je traverse un bassin, l’eau m’arrive aux hanches, comme par réflexe je ralentis ma respiration. Alors que je pénètre dans un tunnel peu éclairé, la claustrophobie monte, mes yeux cherchent un ciel mais ne tombent que sur des murs et la surface de l’eau froide. La salle suivante est encore plus grande que la précédente, je ressens comme un vertige. Par endroit l’eau est si profonde que je n’arrive plus à distinguer le fond. Je préfère ne pas la regarder trop longtemps. Un bruit sourd retentit, comme s’il venait d’une salle voisine, son écho résonne pendant plusieurs secondes. Je sais que je suis seul, mais j’ai peur de me retourner. Je me sens comme épié par les parois.
Pools VR est bel et bien terrifiant.
Si le sujet des espaces liminaux et des Backrooms vous intéressent, je vous recommande :
- Liminal : Les nouveaux espaces de l’angoisse (2023), écrit par ALT236
- Les vidéos d’ALT236 sur les backrooms et les architectures impossibles
- La vidéo de Feldup sur la mort des backrooms
- La table ronde de Blast réunissant Feldup et ALT236 pour parler des Backrooms et des espaces liminaux
Il n’y en a aucun, si vous vous demandez. ↩︎
Qu’on perçoit au travers de ses bruits de pas et de sa caméra. Mais pourquoi filme t-il ? Que fait-il ici ? Est-il complètement insensible à toutes les géométries insensibles qui l’entourent dans le dédale qu’il traverse ? Doit-on s’inquiéter de son sort ? Des questions qui n’obtiennent aucune réponse, car il n’y en a pas. ↩︎
Des statues qui tentent d’appuyer l’aspect horrifique du jeu, pas toujours subtilement. Ce sont des silhouettes humaines, beaucoup de visage, souvent en souffrance… Oui, Pools, on comprend que tu veux mettre mal à l’aise. Mais cet ajout laisse croire que l’architecture seule n’était pas suffisante, et qu’il fallait un visage pour évoquer l’expression voulue. ↩︎
Une grande partie du vocabulaire associé renvoie directement à une logique de jeu : des niveaux, des étages, du noclip, des biomes, des factions, des pièges, ennemis… Les Backrooms sont conçus à partir de règles de game-design. ↩︎
Œuvre ayant sans doute eu le plus d’influence sur Pools. On y retrouve l’esthétique, l’ambiance, et la mise en scène d’une personne explorant silencieusement les lieux avec une caméra. Certaines scènes se retrouvent même dans le jeu ! ↩︎
Je ne suis même pas sûr si c’était bien elles que j’ai vu ! J’ai le souvenir des les avoir aperçu par hasard, sans en avoir noté le nom ou l’artiste. Peut-être était-ce déjà une reprise ? Les Dream Pools ont engendré une sorte d’imaginaire collectif qui forme un tout. ↩︎
En réalité virtuelle, le room-scale est l’option permettant de jouer debout et de se déplacer réellement en marchant dans sa pièce. C’est extrêmement immersif ! Mais Pools VR synchronise mal ses déplacements dans son mode “debout”, on sent clairement la caméra bouger à un rythme différent de notre marche. Le mieux est donc d’y jouer assis avec un stick. ↩︎